Carole Fraresso, créatrice de savoir-faire
- Motché

- 13 juin 2016
- 7 min de lecture
Dernière mise à jour : 4 oct.

Photo: Guillermo Vilcherrez.
INTERVIEW PAR WOMEN SIDE
Carole FRARESSO / Fondatrice de la maison Motché Paris-Lima.
Carole Fraresso, vous êtes une créatrice de savoir-faire. Pouvez-vous vous présenter en quelques mots, quel est votre parcours?
Directrice artistique de la maison de joaillerie Motché, je suis archéométallurgiste de formation, c’est-à-dire une archéologue spécialisée dans l’étude des pratiques métallurgiques des sociétés anciennes.
Licenciée en Histoire de l’art et Archéologie à l’Université Michel de Montaigne de Bordeaux, j’ai intégré l’Institut Français d’Études Andines de Lima en tant que chercheuse en 2002. Cela a été pour moi une formidable occasion de mener in situ mes recherches de doctorat sur les parures de la grande culture péruvienne Mochica (aussi appelée « Moché », 100-850 apr. J.-C.).
J’ai consacré cinq années à l’étude des parures précolombiennes des sociétés de l’ancien Pérou. Examiner, toucher et étudier les grandes collections archéologiques à travers le monde, comme celles du Musée Larco ou du Metropolitan Museum de New-York et m’imprégner des joyaux découverts dans les tombes royales mochicas, m’ont ouvert de nouvelles perspectives, plus concrètes : faire revivre une joaillerie millénaire.
Titulaire d’un doctorat en Archéomatériaux, j’ai quitté la France en 2009 pour entreprendre au Pérou un nouveau projet par l’approche expérimentale. Mon objectif était d’appliquer les résultats de mes recherches pour concevoir des bijoux inspirés des codes traditionnels — esthétiques et techniques — de la joaillerie précolombienne.
En 2010, j’ai fondé la maison Motché Paris-Lima avec une équipe de trois collaborateurs. Motché est aussi une histoire de rencontres et de talents. En 2011, Motché présentait sa première collection exclusive de bijoux pour le Musée Larco de Lima. Suivirent des collaborations avec le Musée d’ethnographie de Genève (2015) et le Musée des Amériques d’Auch (2018).
Pourquoi avez-vous choisi de faire un doctorat en archéométallurgie?
Par passion et curiosité. J’ai toujours été très attirée par les civilisations précolombiennes et la grande diversité des traditions en Amérique latine. Le Pérou possède une longue et fascinante tradition joaillière, paradoxalement mal connue. C’est pourquoi j’ai choisi de me spécialiser dans le domaine de l’orfèvrerie andine.
Le métal, de par ses propriétés physico-chimiques particulières, est mon matériau de prédilection. Il sonne, tinte, brille. Il peut être moulé et/ou déformé. Il est malléable et ductile, ou au contraire dur et résistant. Les alliages permettent d’obtenir une vaste gamme de couleurs… et c’est un matériau recyclable. Les artisans du passé, par choix technique ou culturel, savaient utiliser ces différentes "qualités" pour créer des objets aux fonctions diverses. Au-delà de la découverte archéologique, je souhaitais mener des enquêtes technologiques afin de tenter de retrouver les gestes et les modes de pensée de ces designers d’un autre temps.
C’est la raison pour laquelle j’ai intégré le Laboratoire de Recherche sur les Archéomatériaux de l’Université de Bordeaux (CRP2A-UMR5060 / CNRS), où j’ai été formée aux méthodes de la science des matériaux.
Vous êtes l’une des dernières personnes au monde à savoir maîtriser les techniques anciennes de fabrication de bijoux précolombiens péruviens, pensez-vous que ce savoir-faire sera bientôt définitivement perdu?
Oui, c’est vrai ! Le savoir-faire de la maison Motché est unique au monde. Il possède également une identité propre, qui se traduit par la remarquable légèreté des bijoux Motché. Toutes nos créations sont élaborées à partir de fines feuilles d’or ou d’argent, de moins d’un millimètre d’épaisseur, ce qui permet de combiner des dimensions parfois imposantes à une grande mobilité des formes.
Certains gestes sont indéniablement perdus, d’autres sont sur le point de disparaître. Au cours des trente dernières années, la production en masse de bijoux standardisés a progressivement envahi le marché péruvien. Les conséquences ont été dramatiques pour les métiers traditionnels. La majorité des orfèvres du nord du Pérou, ne pouvant pas concurrencer ces productions à faible coût, ont été obligés d’abandonner leur atelier et leur famille pour travailler dans les ateliers mécanisés du centre de la capitale, à Lima, ou, pire, de cesser complètement leur métier.
« La joaillerie précolombienne est un métier de savoir-faire ancestraux, un métier qu’il faut réapprendre ».
Il était donc urgent de développer des actions pour préserver ce fragile patrimoine. Motché est, en quelque sorte, un atelier expérimental où nous redécouvrons des procédés millénaires de fabrication en créant, entièrement à la main, des bijoux en production limitée et parfois même de manière unique. La joaillerie est un exercice de patience et de rigueur qu’Armando, l’un des rares artisans encore détenteurs de cet art traditionnel, transmet à son apprenti : préserver, c’est assurer la transmission des savoir-faire et des gestes aux futures générations d’orfèvres.
Quelles conséquences pour le patrimoine ?
Le phénomène de mondialisation touche également le Pérou. S’il entraîne une croissance économique et une meilleure accessibilité aux produits de consommation, il représente aussi un danger réel à l’échelle culturelle : celui de faire disparaître de nombreuses expressions culturelles. Cette diversité culturelle exige la préservation et la promotion de ce que l’on appelle désormais le « patrimoine immatériel », creuset de la créativité et moteur des cultures vivantes.
Le patrimoine immatériel englobe une infinité d’expressions porteuses des valeurs profondes de la vie d’un peuple et d’une communauté : les traditions orales, les connaissances traditionnelles, les savoir-faire et les gestes pour la création des cultures matérielles, ainsi que les systèmes de valeurs et les langues. Ces diverses formes d’expression constituent les sources fondamentales de l’identité culturelle. Elles sont malheureusement chaque jour un peu plus menacées par le phénomène croissant d’uniformisation à l’échelle mondiale.
Garante de la préservation des savoir-faire traditionnels de la joaillerie péruvienne, la maison Motché a défini une stratégie de développement responsable et durable. Il s’agit également d’identifier des artisans péruviens d’exception afin de constituer un vivier d’experts formés à la transmission de gestes en voie de disparition.
Vous avez créé votre marque, Motché Paris-Lima : quelles ont été vos inspirations ?
Je me suis d’abord inspirée de mes travaux de recherche, en m’appuyant sur les données analytiques, iconographiques et historiques des collections publiques à travers le monde. Mon inspiration se nourrit bien sûr des trésors archéologiques retrouvés dans les tombes royales du Pérou. Mes créations naissent à partir d’un ensemble de pièces dont les formes, les contextes historiques et les symboles racontent des histoires et des mythes. D’autres créations s’inspirent de qualités technologiques : la brillance, le son et le mouvement. Les expériences sensorielles font partie intégrante du bijou Motché.
Je suis également influencée par la rencontre entre artisanat traditionnel et mode, l’idée étant de revisiter la joaillerie péruvienne en intégrant le savoir-faire artisanal dans des usages modernes.
L’art, la mode et le design, qu’ils soient d’origine latino-américaine ou européenne, m’influencent aussi.
Selon vous, comment la femme peut-elle être sublimée par le bijou?
Quels sont ses rapports avec les pièces?
Un bijou sublime la femme qui développe une relation particulière avec ce dernier, au point de ne plus vouloir le quitter. Pour moi, le bijou ne doit pas avoir de fonction décorative ou éphémère.
Il doit posséder une histoire, une identité et être marqué d’une essence authentique. Ce qui est sublime, c’est qu’en portant ce bijou, une femme n’a pas nécessairement besoin des plus beaux vêtements. J’aime associer les bijoux Motché à une tenue « quotidienne » : c’est là que la splendeur du bijou se révèle et apporte une touche de sophistication. Le bijou fait tout !
En créant mes collections, je développe des liens forts avec mes pièces. Chaque création fait entièrement partie de moi. Je connais les caractéristiques de chacune : une découpe plus marquée, un motif décalé, la trace singulière d’un outil… Tous ces indices font de chaque pièce une œuvre unique. C’est également ce que je transmets à chaque femme initiée au bijou Motché. Une relation intime se crée alors entre elle et son bijou, qu’elle soit sociale, culturelle ou affective.
Le rapport au corps et à la beauté diffère t’il vraiment de l’Occident ?
Oui, beaucoup!
Dans les Andes, le rapport au corps est inéluctablement différent, en raison de la géographie, du climat, mais aussi de la force d’une tradition culturelle profondément ancrée. Les femmes des communautés andines doivent être robustes et fortes pour accomplir les labeurs quotidiens. Une belle femme est avant tout une femme qui travaille dur et qui, par ses efforts et son dévouement, apporte à sa famille tout ce dont elle a besoin pour vivre. Elles portent également leurs vêtements traditionnels, qui les protègent du froid tout en affichant leur appartenance à un groupe et leur identité sociale.
Dans les régions amazoniennes, la notion de beauté est très similaire : elle est liée au travail, à la productivité et donc à la santé des femmes. Les hommes évitent souvent les femmes trop maigres, craignant qu’elles ne disposent pas de la force nécessaire pour travailler.
En revanche, dans les régions côtières et dans la capitale, les critères de beauté sont largement influencés par les standards occidentaux. Le Pérou est envahi d’images de femmes occidentales « parfaites », toutes généralement blanches, auxquelles les Péruviennes cherchent à se conformer : avoir de longs cheveux lisses et blonds, être grande, mince, et avoir des yeux clairs. Ces critères de beauté deviennent également des marqueurs d’appartenance sociale. Le corps des femmes est donc soumis à des contraintes sociales et culturelles importantes, et de plus en plus de Péruviennes ont recours à la chirurgie esthétique pour corriger ce qu’elles perçoivent comme des « imperfections ».
Quel(le)s sont vos mentors/icônes/idoles ?
Mon mentor professionnel est Michel Pernot, directeur de recherche au CNRS, spécialiste des bronze et des cuivreux. Cet homme est l’incarnation de la recherche moderne. Il a pris le risque de diriger mes recherches sur un terrain culturel qui lui était inconnu et m’a accordé sa confiance scientifique et humaine. Il a été d’un grand soutien dans la mise en place de mon projet de recherche au Pérou. Il m’a également fait découvrir la richesse du monde artisanal et ses liens immuables entre le passé et le présent. Nous nous sommes réciproquement enrichis de nos savoirs respectifs ; aujourd’hui, j’essaie de suivre sa ligne de conduite.
Mon icône est l’architecte Andrée Putman, une femme aux multiples vies, libre et visionnaire, conteuse de projets d’une sophistication extrême.
Mon idole est le joaillier Munnu Kasliwal du Gem Palace à Jaipur. J’admire sa virtuosité. Son talent a donné une aura unique à la joaillerie indienne traditionnelle comme le prouve d’ailleurs ses collaborations avec le Metropolitan Museum de New-York. C’est un très bel exemple de patrimoine culturel vivant et durable.
Quelle est la citation qui vous tient fort(e) ?
Au quotidien : Fais toujours de ton mieux même si personne ne regarde.
Au travail : « Si vos actions inspirent les autres à rêver davantage, apprendre davantage, faire davantage, et devenir davantage, vous êtes un leader. » John Quincy Adams
Aux initié(e)s de la maison Motché : « Il n’est bonne dorure que d’être d’or. » Henri-Frédéric Amiel



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